L’intérêt général, au coeur de la pensée politique, Par Khady GADIAGA
L’intérêt général a été regardé à bon droit comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité. Des conceptions divergentes de l’intérêt général s’affrontent toutefois et retentissent sur les diverses approches de l’État et du droit.
L’une, d’inspiration utilitariste, ne voit dans l’intérêt commun que la somme des intérêts particuliers, laquelle se déduit spontanément de la recherche de leur utilité par les agents économiques. Cette approche, non seulement laisse peu de place à l’arbitrage de la puissance publique, mais traduit une méfiance de principe envers l’État.
L’autre conception, d’essence volontariste, ne se satisfait pas d’une conjonction provisoire et aléatoire d’intérêts économiques, incapable à ses yeux de fonder durablement une société.
Toutefois, la vitalité de cette notion vient précisément de ce que l’on ne peut pas lui conférer une définition rigide et préétablie.
La plasticité est consubstantielle à l’idée d’intérêt général, qui peut ainsi évoluer en fonction des besoins sociaux à satisfaire et des nouveaux enjeux auxquels est confrontée la société.
De nouvelles demandes s’expriment aujourd’hui, qui traduisent l’aspiration des citoyens à obtenir plus de sûreté personnelle, plus de sécurité face aux risques d’exclusion, plus d’égalité dans l’accès à l’éducation et à la culture, une meilleure protection des grands équilibres écologiques pour notre génération et les générations à venir.
Ces besoins nouveaux doivent être pris en compte, même si, parallèlement, d’autres actions, notamment à l’intérieur de la sphère marchande, peuvent désormais cesser de relever des finalités d’intérêt général.
S’il se limitait à la simple conjugaison des intérêts particuliers, l’intérêt général ne serait, le plus souvent, que l’expression des intérêts les plus puissants, le souci de la liberté l’emportant sur celui de l’égalité.
L’intérêt général, raison d’être du droit public
Sous peine de déboucher sur une impasse, la démocratie de l’individu est ainsi conduite à redécouvrir la nécessité d’un intérêt général intégrant les intérêts particuliers. Ce processus implique une médiation de l’Etat, seul capable, non seulement de réaliser, lorsque c’est nécessaire, la synthèse entre les intérêts qui s’expriment au sein de la société civile, mais de contribuer à dépasser les égoïsmes catégoriels et à prendre en compte les intérêts des générations futures. Seul un intérêt général ainsi conçu est en effet susceptible d’apporter à la gestion de la chose publique la cohérence propre à maintenir, et si possible renforcer, le lien social.
Les grandes notions clés du droit public, que sont le service public, le domaine public, l’ouvrage public et le travail public ont un point commun : elles ne peuvent être définies que par référence à la notion première de l’intérêt général et trouvent en elles leur raison d’être. Même quand elle ne s’exprime pas directement, la notion d’intérêt général se dessine comme en filigrane au coeur des théories fondatrices du régime spécifique du droit public, à commencer par celle des actes administratifs unilatéraux et celle de la responsabilité publique.
L’intérêt général, qui exige le dépassement des intérêts particuliers, est d’abord, dans cette perspective, l’expression de la volonté générale, ce qui confère à l’Etat la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par delà leurs intérêts particuliers.
L’intérêt général est l’affaire de chaque citoyen
Pourtant, le débat sur l’intérêt général n’est pas seulement l’affaire des pouvoirs publics. Il concerne, en réalité, chaque citoyen. La recherche de l’intérêt général implique, on l’a vu, la capacité pour chacun de prendre de la distance avec ses intérêts.
Or, préoccupés avant tout de leurs intérêts propres, les individus ont trop souvent bien du mal à reconnaître -et à accepter- les finalités communes que recouvre précisément la notion d’intérêt général. En ce sens, la crise de l’intérêt général n’est pas étrangère à la crise des valeurs communes d’une société dans laquelle beaucoup ont du mal à se retrouver.
Force est de constater qu’en valorisant des finalités qui privilégient surtout le particularisme des intérêts, la société ne facilite pas le développement d’un espace où l’universel puisse l’emporter sur le particulier. Or, la démocratie repose entièrement sur les individus eux-mêmes et sur leur capacité à assumer leur charge de citoyens. Au refus des disciplines exigées par la recherche de l’intérêt général ou au désintérêt constaté pour le bien public, il n’existe pas de remède institutionnel. On ne réveille pas les énergies par voie législative. Ce n’est pas par la contrainte que des individus porteurs de droits -et attachés à leur sauvegarde- seront amenés à se comporter en citoyens et à faire preuve de cette vertu dans laquelle les philosophes des Lumières ont vu le ressort de la République. C’est en tant qu’êtres autonomes et responsables qu’ils participeront à la définition et à la mise en oeuvre des fins d’intérêt général.
Face à un monde en crise d’altérité et un désenchantement profond de la relève, il serait plus que nécessaire de restaurer le culte de l’intérêt général. Plus qu’une exégèse de “l’économie du bien commun”, il faut nous assurer que les générations suivantes pourront bénéficier d’un monde en croissance solidaire. Il s’agit donc de restaurer, dans le cadre de l’économie de marché, le culte de l’intérêt, avec un Etat qui redevient stratège.
Ces attentes à combler soulignent d’ailleurs l’importance des manifestations de jeunes désireux de changements qualitatifs et de lendemains prometteurs. On ne peut pas décevoir les jeunes sur ces points et en même temps leur demander de payer les dettes contractées par les générations antérieures.
A ce stade, le politique tend à rejoindre l’éthique. C’est sans doute dans une éthique de la responsabilité que pourront être recherchées les initiatives, notamment dans l’ordre de l’éducation, propres à encourager des citoyens libres à se réapproprier les valeurs de solidarité, ciment du bien vivre ensemble de la société. Ainsi conforté, l’intérêt général, idée neuve il y a deux cents ans, contestée aujourd’hui, pourra retrouver suffisamment de vigueur et de légitimité pour contribuer à éclairer les fins de la société hic et nunc mais aussi dans le siècle à venir.